Un abri pour la poule d'eau
#10
Architecture, master ENSAPLV
Eve Bergeron
Texte, master IEDES
Michèle Isolonge
Le projet entre en résonnance avec le passé colonial du Jardin d’Agronomie Tropicale de Nogent-sur-Marne. A partir de récits comme «L’Étranger» d’Albert Camus, «La Métamorphose» de Gregor Samsa, ou encore «Au cœur des ténèbres» de Joseph Conrad, le projet trouve racine. La vision évocatrice de Joseph Conrad dans son œuvre, des murs de roseaux, des toits d’herbe pointus, et de la frénésie humaine sous un feuillage lourd et immobile, forge cette idée de créer par ce projet un environnement unique. Ou une manière de transcender la simple observation afin d’offrir une immersion totale dans un monde où la nature et la civilisation se rencontrent de manière troublante et fascinante. En intégrant des techniques artisanales de tissage, inspirées par les méthodes traditionnelles de fabrication de bateaux flottants, la structure flottante devient non seulement un refuge pour la poule d’eau douce, mais aussi un objet vivant qui dialogue avec les thèmes de la confrontation avec l’inconnu et l’obscurité des profondeurs, tout en rendant hommage à l’ingéniosité humaine et aux savoir-faire ancestraux.
Eve Bergeron
“Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d'herbe pointus, une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient... sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait – qui pourrait le dire ? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage ; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir.” (Au cœur des ténèbres, J. Conrad, 1899)
Bienvenue dans "Entre Deux Mondes", une exposition immersive où les frontières entre réalité et imaginaire s'estompent, où les visiteurs sont invités à découvrir et explorer les mystères de l'existence de la poule d’eau douce et les profondeurs de l'âme humaine à travers les œuvres littéraires intemporelles de Joseph Conrad, Franz Kafka et Albert Camus. La poule d'eau douce, dans un environnement façonné par les trois œuvres, incarne une force mystérieuse et énigmatique, naviguant entre les eaux troubles de l'existence et représentant la dualité de l'homme face à son environnement et à sa propre nature. Inspirée par le passage évocateur de "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad, où elle symbolise la confrontation avec l'inconnu et l'obscurité des profondeurs, cette figure emblématique guide les visiteurs à travers un voyage tumultueux vers l'exploration de soi et de l'autre.
Les poules d'eau douce, ou gallinules, sont des oiseaux aquatiques souvent associés à des environnements marécageux ou lacustres, des habitats qui peuvent être similaires à celui décrit dans l'extrait Comme les protagonistes qui naviguent à travers un paysage mystérieux et menaçant pour dominer l’autre, mais aussi se dominer soi et de son nouvel environnement, les poules d'eau douce évoluent dans des zones où la frontière entre la terre et l'eau est floue, où la végétation dense et les conditions changeantes créent un sentiment d'isolement.
Tel Gregor Samsa de "La Métamorphose", dont la transformation en un insecte monstrueux remet en question les limites de l'identité humaine, les visiteurs sont invités à remettre en question leur propre nature et à explorer les recoins les plus sombres de leur être à travers la symbolique de la poule d'eau douce. À travers cette représentation de l'absurdité et la violence de l'existence, ils seront confrontés à une réflexion profonde sur la nature changeante de l'être humain et animal et la dualité entre fragilité et dureté de la réalité souvent enjolivée.
Parallèlement, dans "L'Étranger" d'Albert Camus, la poule d'eau douce devient le reflet de l'indifférence du monde, une présence énigmatique qui défie les conventions sociales et morales, tout comme Meursault, le protagoniste, défie les normes de la société.
Les visiteurs sont invités à explorer la représentation de soi et de l'autre dans un environnement hostile et indifférent qu’est celui du jardin d’agronomie tropicale chargé d’une histoire coloniale, révélant ainsi les complexités de la condition humaine dans un monde gouverné par des forces insaisissables d’un point de vue infiniment grand et infiniment petit.
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A travers cette exposition immersive, les visiteurs sont invités à plonger dans un monde nouveau, à la fois étrange et familier, où les frontières entre la domination de l'environnement et la domination par les lois de la nature s'effacent. Que vous vous aventuriez dans les profondeurs des ténèbres avec Conrad, que vous découvriez l'absurdité de l'existence avec Kafka, ou que vous affrontiez l'indifférence du monde avec Camus, "Entre Deux Mondes" offre une expérience unique qui défie la perception et élargit les horizons de l'imaginaire.
L’univers maître, dans lequel se baladent et évoluent les visiteurs, se trouve être celui de Basquiat dans “Slave Auction”. Datant de 1982, "Slave Auction" (Vente aux enchères d’esclaves) est une création emblématique de l'artiste Basquiat, dont le style expressif et subversif défie les normes établies. Dans cette œuvre, Basquiat explore les méandres de la condition humaine et des injustices sociales, mettant en lumière les luttes des minorités opprimées et des exploités.
Au sein de ce tumulte pictural, des symboles puissants émergent : un bateau doré rappelant les tragédies des traversées forcées et un crâne coiffé d'une couronne d'épines, évoquant le lourd fardeau du peuple noir.
En contemplant cette composition tumultueuse, une résonance avec la loi de la nature se dessine. Comme les cycles implacables de la terre, où la vie émerge de la mort et la croissance succède au déclin, "Slave Auction" témoigne des luttes perpétuelles pour la survie et la liberté. Dans cette œuvre tourbillonnante, Basquiat capture la lutte incessante entre l'oppression et la résilience, où les forces brutales de la nature humaine et animale s'entremêlent avec la beauté complexe de l'existence. Ainsi, au-delà̀ de son expression artistique, "Slave Auction" offre une méditation profonde sur les dynamiques fondamentales qui régissent le monde, rappelant que, même dans les moments les plus sombres, la nature offre toujours un espoir de renouveau et de transformation que représente le Jardin d'agronomie tropicale.
Michèle Isolonge